Tu m'as fait mal avec ton dessin dans le cou...
Rémi insiste encore au téléphone pour que j'écrive quelques lignes. Je lui ai dit que cela était fait alors il faut bien finalement que je m'y mette, que je lui improvise des impressions. Des mots, oui, mais pour où ? Pour avant ou après son texte à lui ? Et puis je m'étonne : à quoi bon cette sorte de borne, de repère, somme toute surnuméraire voire inutile, dans un travail déjà défini où l'on m'a constaté - où l'on me constatera - relativement présent ?
Aussi, ce n'est pas facile après avoir tant dit à ses côtés, après ce temps, et ces péripéties passées. Nous avons peut-être été modifiés, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. Certaines préoccupations sont autres, les pudeurs se sont déplacées.
J'avance avec beaucoup de prudence car si nous avons suivi à deux "Omelette", suivi ensemble chacun de ses aspects alors même que le film se constituait, ce journal écrit qui lui correspond, lui, me regardait de loin. Il me concernait intimement et je le craignais tout en ne lui prêtant aucune sorte d'attention. Il m'était évidemment interdit. Je me l'interdisais de peur de ne pas m'y retrouver.
Et là, maintenant et à ce point, je me sens peut-être encore plus en infraction d'écriture (c'est un bien grand mot) qu'en infraction de lecture. Infraction vis-à-vis de moi. Ce journal est devenu mien quelque part parce que c'est celui de Rémi et par le coup même que je m'y souligne par cette page qui m'y dénonce. Par cette page aussi, je m'émarge et décompose mon personnage.
Par principe ne jamais perdre de vue qu'un journal on ne l'écrirait que pour soi seul, en se demandant d'ailleurs comment le commencer, l'entamer... Ce qui revient aussi à le retrancher. Le retrancher, qu'il puisse être consultable par la suite, à tout moment, avec interrogation, sans raison. Y faire des inventaires plus que des itinéraires. Le retrancher parce que c'est aussi un rejet, une répudiation d'une partie de soi, l'amputation de ce qui révèle soi dans la présence définissante des autres, de quelques uns d'entre eux. Le consulter ce journal pour se rassurer ou même ne plus s'en soucier et l'oublier au grenier. Entrer en journal est une attitude qui de toute façon se fait radicale, et peut pousser à cultiver quelques faux et mensonges.
J'aurais pu jouer à l'auteur de préface et vous faire une de ces " beaux discours " méticuleux et mijotés que j'affectionne tant, selon Rémi, en l'occurrence sur les correspondances entre journal écrit et journal filmé. Et j'aurais pu vous proposer de rechercher la distance entre journal filmé et film journal - question de montage où la fin ordonne le début, etc. etc. Je pourrais vous inciter à saisir dans l'interstice ce petit quelque chose qui vous livre à vous même, pris à notre piège à Rémi (et à moi), vous posant par votre complaisance indiscrète un regard sur vous-même. Pourtant à évoquer votre intime réveillé par sa confrontation à ce qui semblerait être celui d'autres, je me surprends à me laisser aller à ce piège.
Ces lignes, je les sors comme ça, brutes, gauches, sans cohésion, tortueuses à souhait. Ou peut-être déballées pas assez sordidement. Plus j'interviens sur "Omelette", moins il me semble pouvoir la digérer de manière légère. Mon style est lourd, j'embourbe, ou plutôt je glisse. Je ne dis rien ouvertement de ce que je peux ressentir au fond de moi. Vous avez constaté, si vous avez eu la gentillesse de lire jusqu'ici, à quel point je ne peux faire autrement que de tout recouvrir d'une nappe de ciment...
Vous vous êtes sans doute à un moment demandé ce que vous faisiez dans ce film, "Omelette", et dans ce journal écrit... et moi donc ? Je me suis même demandé si j'allais y rester, et ainsi moins longtemps que vous. A la différence que Rémi ne peut pas facilement m'échapper.
Retissant le même motif sous des trames différentes, Rémi définit son écriture dans le danger de la confronter au risque d'une redondance cependant impossible. S'il revient dix, quinze fois, sur la même période, les mêmes évènements, ce Pénélope du journal soi-disant intime change de matériau, de support, de structure et de vocabulaire à chacune de ses constructions. Jusque dans la mise à disposition, là, de ce qu'il s'accapare, les témoignages, échos, réponses, interviews, critiques et récapitulatifs, qu'il incorpore dans sa composition générale. Et cette sorte de quête de lui se confronte à un moment où un repère affectif lui a servi à démêler son écheveau.
Rémi - j'essaye de m'en convaincre - souhaite une présence supplémentaire d'Antoine dans une nouvelle dimension de l'expression de sa vie, expression moins domptée qu'Omelette, qui lui échappe, qu'il n'ose relire... donc également présence encourageante... il m'appelle ? Cependant cette présence physique, nous l'avons vue, se retrouve retranchée par ce qui la désigne, arrachée puisque délimitée dans un espace qui lui est strictement dévolu, soumise et domestiquée, extirpée et hors œuvre. Je n'aurai
pas du faire ces lignes...
Curieuse épreuve que l'on peut s'imposer, dangereuse, d'avoir à relire un journal ancien - s'en sentir atrophié ? stigmatisé ? meilleur ? - de se rassurer d'avoir su renier un passé par l'autre ou par soi contesté.
Et dans ce champ, archéologue, rémilologue, autologue, je me risque enfin à prospecter. J'y scrute les moindres indices des traces de moi, négligeant d'abord le reste, saccageant parfois les autres faits que j'esquive. Je m'interdis tout autre niveau de lecture, et en tout état de cause peut-il en aller autrement de par la trop forte d'abondance de repères si intimes, si
profonds, au de-là de ce qui dépasse ce que certains appellent impudeur et qui renforce l'épaisseur d'une muraille ou plutôt d'une tourbe qui m'enlise en moi même.
Ce qui, au début, aura paru une aventure souhaitée artistique, n'en est pas moins venu à s'insinuer, à infléchir... Autant qu'elle nous a donné à voir, qu'elle a joué à nous livrer à vous, elle nous a pour solde de tout compte relégué en une espèce d'isolement de soi-même et de solitude face à l'autre. Mais peut-être là aussi s'est forgé le ferment de notre couple, Rémi et moi. Mais peut-être que là aussi, je me fais une histoire.
Au moment où je retranscris ce que je ne souhaitais pas - moi non plus - qu'il lise, Rémi - qui n'a encore rien lu - vient de me dessiner un cœur sur la nuque, avec un stylo-Bic. C'est un de ces gestes par lesquels il me marque et me signe, un de ses gestes affectueux qu'il n'aime que quand ils me font un peu mal.
Antoine Parlebas
Paris, 133, Boulevard de Ménilmontant, le 26 août 1998, 0 H 55.